Nuit du 10 Février 1763

Nyn-Tiamat, patrie des enfants de la nuit et des neiges éternelles. A perte de vue, s’étendait le manteau nival qui recouvrait cette contrée située à l’extrême nord de l’archipel et où l’hiver avait établi son Royaume. Un vent violent faisait virevolter des flocons, comme autant de grains de sables argentés dans un désert glacé. Et les icebergs, tels des crocs acérés, faisaient de ces mers gelées des pièges mortels pour les navigateurs imprudents.

Keetech mirait les paysages hiémaux de cette ile d’une singulière beauté, leur trouvant un charme ineffable. Aux yeux de la plupart des êtres, Nyn-Tiamat incarnait une terre inhospitalière, en raison de son climat polaire et seuls les ténébreux vampires ou les hommes-félins, au pelage cendré, parvenaient à y subsister.

Pourtant, malgré son climat rigoureux et ses nuits hivernales interminables, la dragonne de Quartz appréciait Nyn-Tiamat, cette terre arctique qui portait en partie le nom de sa fille. Il régnait une forme de sauvagerie dans ces chaines de montagnes escarpées, ces territoires tourmentés et ces lacs de glace. Mais aussi une certaine pureté dans la blancheur nivéale de ces paysages, sublimés par la lumière du soleil vespéral, ou des aurores boréales. Là se trouvait toute l’ambiguïté de cette ile où la splendeur des neiges pouvait ravir l’âme ou les tempêtes ensevelir les voyageurs égarés sous un linceul mortel.

L’écailleuse qui voyageait à travers l’archipel avait décidé de rester quelques temps dans le Royaume des neiges éternelles. Elle ne craignait pas le froid et pouvait y chasser les énormes vers qui se dissimulaient sous les glaces de l’inlandsis. Il s’agissait de proies parfaites pour une prédatrice telle qu’une dragonne. Et après s’être régalée de la chair de plusieurs d’entre eux, Keetech décida de prendre son envol afin de partir en quête d’un lieu propice à son repos.

En effet, les glaces de l’inlandsis pouvaient difficilement soutenir des heures durant le poids de son corps. Et même sur cette ile aux montagnes imposantes, il était difficile de dénicher une caverne assez vaste pour abriter son immense silhouette reptilienne, et la perspective de s’immerger dans les flots glacés ne la séduisait guère.

Alors qu’elle survolait l’ile, longeant les côtes et passant au-dessus du port de Nevrast, Quartzécaille aperçut la forme sombre d’une forêt. Les bipèdes la nommaient la forêt de Licorok. La dragonne se posa à proximité de son orée et darda son regard couleur cyan sur les arbres décharnés qui donnaient à ce lieu un aspect lugubre. Il émanait de l’endroit une étrange aura qui fit naitre en elle un malaise indéfinissable.

Keetech s’allongea sur le sol neigeux et n’eut été les cristaux azurés surmontant son crâne et ses épaules, elle aurait pu passer pour une montagne blanchâtre. De temps à autre, celle-ci jetait un coup d’œil intrigué en direction de l’entrée de la forêt. Qu’est-ce qui se dissimulait à l’intérieur des profondeurs sylvestres ? Et que se passerait-il si elle se hasardait à y pénétrer  ?

Sentant le sommeil la gagner peu à peu, la Saurienne s’arracha à sa contemplation et commença à s’assoupir. Bientôt, elle fut plongée dans un profond sommeil peuplé de rêves étranges.

***

Soudain, elle se réveilla en sursaut, l’esprit encore hanté par les bribes de ses rêves apocalyptiques. Ses pensées étaient nébuleuses et la peur faisait battre son cœur à vive allure. Dans son rêve ou plutôt son cauchemar, Keetech avait revu la gueule terrifiante de Techtum, le jumeau maudit de son père, aux écailles couleur d’onyx  et au cœur empli de ténèbres. Les paroles de ce dernier, banni de sa nuée, résonnaient comme des imprécations envers la descendance de son frère jumeau responsable de son exil et de sa déchéance.

Pourquoi fallait-il qu’après toutes ces années le souvenir du dragon damné revienne la hanter jusque dans ses songes ?
Quartzécaille leva les yeux vers le firmament nocturne et contempla la lumière blafarde des étoiles, espérant que les premières lueurs de l’aube apparaîtraient bientôt et chasseraient les restes des mauvais rêves.

Tout d’un coup, la dragonne de l’orage perçut une présence toute proche. Et sans l’ombre d’une hésitation elle comprit qu’il s’agissait d’un de ses congénères. L’écailleuse étendit son esprit jusqu’à ce nouvel arrivant et elle darda son regard bleuté dans sa direction. A travers l’obscurité, elle discerna la forme d’une jeune dragonne, aux écailles couleur d’obsidienne, aussi sombres qu’une nuit d’hiver et dont il émanait une indicible mélancolie. Sa noirceur formait un troublant contraste avec la blancheur immaculée de ces terres de neiges éternelles. A sa vue, Quartzécaille songea à Kaalys, le dragon de nacre qu’elle avait rencontré plusieurs mois auparavant. Lui et cette dragonne étaient aussi dissemblables que le jour et la nuit, que la lune et le soleil, et pourtant ils se ressemblaient comme…un frère et une sœur. Aussitôt le nom d’Aiasil, la sœur disparue du nacré s’imposa à elle.
Usant de son pouvoir télépathique, elle s’adressa à la dragonne d’obsidienne avec douceur :

- Bonjour jeune dragonne, mon nom est Keetech la dragonne de Quartz. Tu me rappelles un dragon aux écailles de nacre nommé Kaalys. Ne serais-tu pas Aiasil sa sœur chérie qu’il recherche tant ?