¤ Danse des ombres ¤

26 novembre 1763

Bien qu’ayant l’autorisation, s’étant volontairement soumis au formalisme des graärh, d’accéder à l’île de Tiamat ainsi qu’au Bâoli, l’enfant de l’orage n’avait eu que peu d’occasions de s’y rendre. Être père est un travail exigeant, surtout lorsqu’on a raté l’opportunité de l’être avec son premier enfant. Verith ne souhaitait pas reproduire cette erreur, il souhaitait être présent pour Ssaadjith et Nephilith, mais il souhaitait également être présent pour Nynsith et rattraper, si cela se peut, le temps perdu avec elle. Sa fille, son ainée, avait besoin de lui … à moins que cela ne soit l’inverse ? Le rouge avait besoin de sa famille pour soigner les blessures subies au cœur suite à la mort de son frère, de sa sœur et de sa mère. De plus, il souhaitait passer du temps avec sa femme, Keetech. Elle était chère à son cœur. En leur présence, sa colère s’apaisait. Quelque peu bien sûr, car cette dernière faisait partie intégrante de son être. Il était né avec elle, il avait éclot grâce à elle. Sa tristesse, combustible de cette dernière, s’effaçant sous un voile. La situation était toutefois paradoxale, car tout ceci revenait au galop lorsqu’il était loin de sa famille. Les moments passés avec eux, aussi plaisant soient-ils, ne faisaient que le détourner temporairement de la menace pouvant leur nuire à tous. Une menace qu’il devait éliminer pour que les instants en présence des siens ne soient plus un détournement de la réalité.

Le temps que passait le colérique en dehors de sa famille était divisé en trois : le temps bref qu’il passait en présence de ses protégés. Le temps consacré à ses recherches pour lever sa malédiction. Et enfin le temps qu’il passait à étudier le Bâoli. Le deuxième point l’occupait énormément, il se cherchait un endroit au calme afin de pouvoir méditer et plonger profondément au sein de la mémoire draconique, cherchant dans les souvenirs anciens des éléments à même de l’aider. Il arrivait toutefois des moments où le deuxième point et le troisième point coïncidaient. Le fils de Skade avait le pressentiment que le lieu sacré des félins pourrait l’aider à se débarrasser de sa malédiction. Après tout ce puits était un concentré de puissance magique, bien supérieure à celui de la trame.

Voilà un petit peu plus de trois jours que l’enfant de l’orage s’en était retourné en Tiamat pour mener de nouvelles recherches sur le Bâoli. Il veillait toutefois à rester à l’écart des félins, ne se mêlant à eux que lorsque cela s’avérait nécessaire. Ils avaient leurs choses à faire et lui avait les siennes. Inutile que l’un interfère dans les affaires de l’autre. Cette situation offrait également l’opportunité pour Verith d’observer ce peuple encore inconnu jusqu’à il y a peu. Le fils de Skade était intrigué. Pourquoi n’en avait-il jamais entendu parler jusqu’alors ? Il y avait-il d’autres cas similaires ? Des espèces inconnues et vierges de tout grief ? Ce monde est aussi vaste que l’est l’océan. Et il est facile de s’y perdre. Même pour un dragon.

Se perchant dans les hauteurs du volcan, ou s’immergeant dans les profondeurs de la mer environnante, Verith bénissait les quelques moments de calme qu’il obtenait ainsi. En profitant pour se vider l’esprit avant de retourner au travail. Sous la forme d’une ombre, le rouge se glissait à l’intérieur de la grotte jusqu’au cœur du volcan pour observer le Bâoli. Malheureusement, le rouge commettait une erreur, une erreur qu’il n’avait pas encore remarquée et qu’il n’était peut-être pas prêt de remarquer de sitôt. Cette erreur s’expliquait facilement en deux points. Premièrement, les dragons ont pour toit la voute céleste, autant dire qu’ils n’ont pas du tout l’habitude des endroits confinés, des pièces … ils n’en observent donc pas les coins, ni les murs. Deuxièmement, au centre de cette pièce se trouve le Bâoli, si exceptionnel qu’il est difficile d’en décrocher son attention. Il captait automatiquement cette dernière, effaçant tout le reste. Alors qu’il y avait certainement des informations utiles. C’est donc tout naturellement que le rouge avait occulté bien des éléments, bien trop captiver par le puits.

Cela n’avait toutefois pas que des mauvais côtés. En se concentrant sur la Bâoli, il avait déterminé qu’il ne s’agissait pas d’un puits, mais d’une porte. Une porte vers ce qu’il pensait être le plan astral. Une porte qui à première vue semblait à sens unique. Bien entendu il était possible de forcer le passage, comme cela avait été le cas lors de l’ultime bataille contre les chimères. Mais ceci n’était pas sans conséquence. Aussi Verith se contentait-il de simples observations. Il n’avait pas envie que ses actions créées de fâcheuses conséquences et surtout le mettent en porte-à-faux vis-à-vis des graärh. Il s’agissait de leur territoire et c’est bien volontairement qu’il s’y soumettait.

Quoi qu’il en soit, le rouge avait l’impression de tourner en rond ces derniers temps. Il extrapolait puis cherchait à confirmer ces théories, se limitant à de minimes expérimentations. Il parvenait à en confirmer certaines, à en infirmer d’autres, mais beaucoup restaient sans conclusions, ne pouvant aller plus loin pour y parvenir. L’agacement gagnait peu à peu le dragon, rendant l’atmosphère plus lourde, ce qui naturellement avait un effet négatif sur les graärh présents en même que lui. Lâchant un soupire en prenant conscience de tout cela, le fils de Skade décida de quitter la pièce. Sortir lui ferait du bien, du moins il l’espérait, et lui permettrait de revenir avec un œil neuf.

Le rouge sortit des ombres pour reprendre forme physique. Un spectacle auquel les félins n’étaient toujours pas habitués. En même temps qui s’habituerait à voir surgir une montagne là où il n’y avait rien il y a encore quelques secondes ? Aux trois quarts dans l’eau et à un quart sur la plage, le rouge profitait de l’air marin et du bruit de la mer pour défaire le nœud de son cerveau. Il décela alors du bruit venant en sa direction. Inclinait légèrement le museau pour observer en contrebas, il remarqua un félin venir en sa direction. Il le connaissait, il avait déjà eu l’occasion de discuter avec lui et de sympathiser à chaque fois qu’il venait sur l’ile. Ujj’Vaalatma, tel était le nom de ce graärh. Il était aussi ici pour étudier le Bâoli. C’est par ailleurs au sein de ce dernier que le rouge l’avait rencontré. Verith préférait habituellement s’y rendre lorsqu’il n’y avait personne, ou lorsqu’il y avait le moins de monde possible. C’est à cette occasion qu’ils avaient fait connaissance. Celui-ci ayant trouvé le courage de lui demander conseil sur l’une de ses interrogations. Depuis le courant était plutôt bien passé, quand bien même leurs échanges se limitaient à l’analyse du lieu sacré et à l’intérieur de celui-ci. Mais aujourd’hui, quelque chose allait changer.

Ujj’Vaalatma venait le voir alors qu’ils n’étaient pas à l’intérieur du volcan, et il venait vers lui avec un jeune graärh dans les mains. Verith était curieux. Venait-il tenter de sympathiser en dehors du travail ? Venait-il lui présenter sa famille. Soit, pourquoi pas. Quand bien même le colérique n’y trouvait là que peu d’intérêt. S’il était présent sur cette île, c’était pour une bonne raison et il n’avait pas vraiment envie de s’en détourner. Le rouge laissa le graärh engager la conversation et fut rapidement surpris. Ujj’Vaalatma venait le voir pour lui demander un service. Sa compagne était venue le voir sur l’île avec ses enfants, venant lui demander de remplir son devoir envers ceux qui étaient en âge d’apprendre à chasser. Malheureusement, elle lui avait également confié la surveillance de leur petit dernier, unique survivant de leur dernière portée, tous emportés par la maladie. Le graärh semblait visiblement bien embarrassé de demander cela au colérique, Verith comprenant qu’il n’était pas son premier choix. Il devait normalement demander à un ami ayant l’habitude de s’occuper des enfants, mais celui-ci était introuvable. Le rouge ne prit toutefois pas ombrage de la situation et prit même comme une marque de confiance le fait que le graärh vienne s’adresser à lui pour lui demander de surveiller son enfant. Ce dernier lui avouera qu’il ne doutait pas un seul instant que son graahron puisse être un danger, car aucun prédateur n’oserait s’approcher du dragon. Le fils de Skade ricana de ce fait, mais s’apprêta à refuser. C’est alors qu’Ujj’Vaalatma fit valoir que cela permettrait au colérique de retirer pleinement de son esprit le Bâoli, qu’en se détachant d’une activité par une autre, il reviendrait avec un œil neuf et un raisonnement différent de tout ce qu’il avait eu jusqu’alors. Le graärh précisant que c’est ce qu’il faisait lorsqu’il butait sur un problème.

Verith grommela et finit par accepter. À vrai dire, il n’avait rien à perdre. Et cela lui permettrait de varier ses activités pour se vider l’esprit … qui étaient jusque là réduite un somme, un vol ou une plongée aquatique. C’est ainsi que le rouge se retrouva à surveiller un jeune graärhon. Le seul problème était que ce dernier avait la bougeotte. Ayant apprit à marcher il y a peu, il n’avait de cesse de se déplacer à droite à gauche et souhaitait s’aventurer sur la plage cendrée de Tiamat. Verith avait bien tenté de le garder immobile, se plongeant ainsi dans son ombre, mais le félin n’avait pas apprécié, se mettant à pleurer. Quelle plaie. Lui qui venait sur cette ile pour percer les secrets du Bâoli, le voilà maintenant à chercher comment occuper un môme. Il aurait pu croire la tâche simple, étant lui-même père de deux jeunes jumeaux. Mais un dragonnet un et un graärhon sont deux choses différentes. Fort heureusement, Verith trouva au bout d’une demi-heure comment s’assurer que le petit reste sage. C’est ainsi qu’un drôle de spectacle était visible sur un coin à l’écart de la plage au sable sombre. Un jeune graärhon était assis et ricanait. Une frogma, un Tiamacan, un Varuna  et un Craqueleur tournaient, sautillaient et s’agitaient autour du félin, semblant exécuter une drôle de danse, tandis qu’au-dessus virevoltait quelque Flammelules. Verith maitrisait tout ce beau monde depuis les ombres.